Le chant traditionnel libanais

    Le Congrès du Caire (1932), où se trouvaient associés musicologues, ethnologues, linguistes arabes et orientalistes arabisants, a eu le premier le mérite d'attirer l'attention du monde arabe sur l'existence d'une littérature populaire nettement distincte de la littérature classique: "La commission des enregistrements a décidé d'indiquer l'intérêt que lui semble présenter la musique campagnarde et les chansons liées à la vie de chaque jour. Au-delà de la musique raffinée des cités, existent des musiques simples (chants de travail, de bateliers, berceuses, cris des rues...). Ces chants sont souvent mal connus. Avec l'évolution rapide actuelle, ils risquent de se perdre. Ils n'ont pas seulement l'intérêt d'être d'ancienne tradition nationale: par leur archaïsme, ils peuvent permettre de mieux comprendre la musique classique. D'une composition facile, et que le peuple peut répéter aussitôt qu'il les entend, ces chants ont pour but de propager les bonnes moeurs et d'aider les ouvriers dans leurs travaux..."
Avec l'Irak, le Liban possède le patrimoine populaire littéraire et musical le plus riche et le plus expressif, sans doute parce qu'il est aussi le mieux conservé.
 

1. Poésie et chant traditionnels en général

Posons tout d'abord comme principe général, ressortant des travaux des historiens et théoriciens qui se sont penchés sur les origines et les structures du chant et de la poésie populaire, que "vers" et "mélodie" sont associés de manière indissoluble, de sorte que ce que nous disons ici de la chanson, ou de la musique populaire libanaise, s'applique, dans notre esprit, à la poésie de même nom. La poésie populaire étant intimement liée au chant et à la musique populaire et traditionnelle en général, un mot peut être indifféremment employé pour l'autre: "La chanson est la première forme sous laquelle les peuples naissants ont conçu la poésie et la musique. Vers et mélodies sont nés ensemble d'une même inspiration, engendrés en quelque sorte l'un par l'autre et d'abord inséparables. Toute poésie primitive est chantée...".
 

2. La poésie populaire traditionnelle du Moyen-Orient

a. Définition

Etymologiquement, la poésie populaire veut dire la poésie "propre au peuple". Mais comment peut-on distinguer - surtout en Orient - une poésie "propre au peuple" d'une autre poésie qui ne l'est pas?
En Orient arabe où le chant et la poésie populaires conservent une vie distincte de la musique et de la poésie dites "savantes ou classiques", il est difficile de préciser historiquements comment et à quel moment s'est faite la séparation, ou même s'il y a eu une véritable séparation. On peut néanmoins avancer que la principale différence qui sépare la poésie populaire de la poésie classique, "c'est l'usage de la langue dialectale". Cette poésie est communément appelée ash-shi'r al-'âmmî (la poésie commune ou vulgaire), par opposition à celle de l'élite, dite al-fusha Et quand il s'agit du chant lui-même: al-ghinâ' al-baladî ou al-aghâni al-baladiyâ que l'on pourrait rendre par chants indigènes ou du terroir.

 b. Origine
La poésie populaire de l'Orient arabe doit être recherchée et trouvée à sa source la plus pure, là où elle est restée à l'abri des influences étrangères: dans le désert, la montagne et la campagne. Ce sont en effet les Bédouins (nomades, semi-sédentarisés ou sédentaires), les fellahs et les montagnards qui semblent avoir le mieux gardé leurs coutumes et leurs traditions séculaires. Leurs chants nous servent de modèles.

  3. Le zajal (Az-zajal)

a. Définition

Le terme zajal est employé, dans les pays du Proche-Orient en général, pour désigner les poésies non classiques, ou les poésies populaires en langues dialectales. Au Liban, le mot zajal est utilisé pour désigner la poésie populaire traditionnelle qui est souvent chantée. Ce zajal est "inséparable du folklore libanais dont il est l'expression la plus représentative".

L'origine du zajal reste ambigüe. C'est une poésie populaire qui est essentiellement impersonnelle; en l'absence de documents écrits, il est impossible d'en dire les origines, d'en connaître les auteurs véritables. Au début, vers le Xe-XIe siècle en Andalousie le zajal résulta de la division de la langue arabe en langue classique et langue dialectale; par la suite il s'est répandu dans tous les pays arabes.

 b. Le zajal "andalou"
Le Zajal andalou est souvent défini comme une espèce de poème ou plutôt de chanson populaire, dont l'invention est majoritairement attribuée à Abou-Bakr ibn-Qozman (Abou-Bakr Mohammad ibn-'Isa ibn-'abdelmalek- az-Zihrî), de Cordoue, qui mourut en 555. Le zajal est en langue vulgaire, sans désinences grammaticales. Sa versification est fondée non pas sur l'accent rythmique, mais sur le nombre de syllabes, et l'on emploie différents mètres.

 c. Le zajal "libanais"
Les Libanais ont pratiqué le zajal très tôt. Il était connu sous le nom de al-qawl et de al-mu'anna . Il servait à enregistrer les événements politiques de la montagne, à pleurer un ami, à attaquer un ennemi. "Il était alors utilisé pour décrier éloquemment les responsables et leur lancer des flèches acérées". Il évolua vers la fin du XVIIIe siècle jusqu'à traiter des soucis de la vie quotidienne. Nous trouvons ainsi dans un manuscrit décrit par 'Isa Iskandar al-Ma'lufles incidents survenus au Shuf (région du Mont-Liban) en 1790, réunis par un certain Abi Ibrahim Darwish Mir'i de Qalamûn.

Mais le premier poème libanais de ce genre fut probablement écrit par un certain Slayman Ashlûh (du Liban nord), à l'occasion de la chute des Croisées dans la ville de Tripoli. C'était en Mai 1289. Dans un vers du poème, l'auteur annonce son nom et celui de son village, il dit:

         Qayelha shâ'er Ashlûh masknu     mashhûr baynel-wara ismu Slaymên
Au XVe siècle, un autre poète de zajal, le patriarche Gibrâyel connu par Ibn al-Qilâ'i (mimrê). Nous trouvons une de ses poésies dans un livre de Boutros Gemayel.

d. Le zajal libanais et le chant syro-maronite
Un certain nombre de chercheurs et d'auteurs, surtout libanais, considèrent la poésie populaire traditionnelle comme un art indépendant de la poésie classique et y voient l'influence de poésies non arabes, telles que les poésies syriaque, persane, ou autres. Dans le cas de la poésie populaire traditionnelle libanaise, l'influence de la poésie syriaque est bien claire. Au niveau du rythme, tout d'abord la poésie syriaque ainsi que la poésie libanaise sont toutes deux syllabiques, leurs mètres sont basés sur le nombre de syllabes et non pas sur le nombre d'accents toniques (longue et brève). Ensuite, pour ce qui est de la langue, le dialecte libanais est fort influencé par la langue syriaque.
La corrélation étroite du zajal avec les chants liturgiques syriaques est soulignée par plusieurs chercheurs et poètes libanais: "... le zajal était d'abord syriaque, ensuite arabe".

Voici un exemple qui peut montrer cette corrélation entre syriaque et libanais, sur les plans de la poésie, du chant et de la langue. Après la chute de Chypre prise par les Ottomans (1570-1571), un témoin oculaire, Sargis de Smår Jbeil, en raconte les événements en poésie populaire ou zajal. Tout d'abord le texte est en karshûni ( libanais en caractères syriaques), ensuite la poésie commence par: "au nom du père j'écris ces vers sur Chypre...", comme si le poète commençait une prière ou une poésie religieuse. Le poème est formé de 22 vers, ce qui correspond au nombre des lettres syriaques, écrits en acrostiche comme le sûgîto syriaque. De plus, le poète utilise plusieurs mots syriaques introuvables dans la langue arabe tels que: adhûhom, dans le cinquième vers, qui vient du syriaque adâh qui signifie tourmenter (ce sens correspond au texte); le mot intazam dans le dixième vers, qui vient du mot syriaque zâm : résonner, ... Enfin, le poème se termine par une phrase formé à la fois du libanais et du syriaque: wsallû (libanais) 'âl hatôyê mêtûl môrân (syriaque).
Les premiers poèmes populaires (zajal) qui nous sont arrivés sont tous composés par des maronites. De plus, la plupart des poètes de zajal sont des maronites. Cela est dû, peut-être, à la familiarité de ces poètes avec le chant maronite, qui leur donnait la facilité et la méthode de composer selon les mètres syllabiques (qui dépendent du nombre des syllabes), les strophes,... suivis dans le chant syriaque.Ajoutons que lors des éléctions religieuses d'un patriarche ou d'un abbé, les moines et le clergé se divisaient en deux partis , et la "campagne électorale se faisait en composant des chants les uns contres les autres. Les textes étaient adaptés sur des mélodies liturgiques maronites.

e. Le zajal et la poésie arabe classique
La plupart des auteurs arabes veulent rattacher la poésie populaire à la poésie classique, tant du point de vue historique que du point de vue structurel; la poésie populaire n'est à leurs yeux qu'une imitation, voire même une déformation de la poésie classique.
Or, cette théorie se heurte au fait que les structures des poésies classique et populaire - du moins en ce qui concerne une grande partie des genres appartenant à cette dernière - sont nettement différentes: la poésie classique est essentiellement basée sur la quantité et l'accent tonique (tafâ'îl) fait de longues et de brèves, tandis que la poésie populaire est en majorité syllabique, et se rattache ainsi à d'autres poésies populaires non arabes (syriaque, persane, ou autre). De plus, la poésie classique comporte ce qu'on est convenu d'appeler Wihdat al-Qasidat (l'unité du poème), des règles précises de rimes et une métrique basée sur la quantité ou l'accent rythmique, tandis que la poésie populaire a comme structure de base le couplet appelé Beit (couplet) formé de deux ou de quatre vers. Il est au surplus le modèle-type sur lequel devront se conformer toutes les compositions traditionnelles et modernes, et qui donne son nom à l'ensemble du genre.


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Badih El Hajj badouh@libertysurf.fr